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Dernier voyage d’un géant

Dernière mise à jour : 26 août 2022

Spirale - article de Martin Hervé - Septembre 2016

Michel Butor, Ruines d'avenir, un livre-tapisserie de Michel Butor, avec les œuvres reproduites de Bernard Alligand, Patricia Erbelding, Bertrand Dorny, Anne Walker, Maxime Godard et Gérard Eppelé, Éditions Actes Sud / Ville d’Angers, 2016, 128 p.

Le 24 août 2016 s’est éteint un géant. Michel Butor, dernier représentant du Nouveau Roman, est mort à près de quatre-vingt dix ans, non loin de sa maison de Lucinges qu’il affectionnait tant. Il laisse derrière lui une œuvre à sa démesure, composée de plusieurs centaines de textes, si ce n’est des milliers, éparpillés entre livres d’artistes, catalogues, recueils, romans, poèmes et essais critiques, une œuvre vagabonde, plastique et résolument ouverte sur un ailleurs, que l’Académie française a l’intelligence de saluer en 2013 en lui décernant son Grand prix.


D’une seule place, Butor n’a jamais su se satisfaire. Au cours de sa carrière d’enseignant, il séjourne en Égypte, en Suisse, en Grèce et aux États-Unis. Son appétit d’ogre voyageur trouve dans le monde une immensité à arpenter et à border par la pointe du style. Sans, bien entendu, parvenir à la circonscrire entièrement. C’est que l’ogre à la barbe imposante caresse aussi des rêves d’enfant. De ses camarades du Nouveau Roman, il s’écarte bien vite afin de conjurer toute menace de perpétuité. Publiant ses livres dans une galaxie hétéroclite de maisons d’édition, il obtient en 1957 le prix Renaudot pour son roman La Modification (Minuit). De nos jours, ce texte continue, par son usage unique d’une narration à la deuxième personnel du pluriel, d’inspirer nombre d’écrivains.

Il faut dire que Butor ne fut jamais avare. Rarement un auteur n’aura autant donné d’entretiens ou noué de précieux dialogues avec ses pairs. La lettre, pour lui, plus que trophée ou fétiche, est monnaie d’échange, cadeau et don. En tout point, généreux. André Clavel, Carlo Ossola, Frédéric-Yves Jeannet, ils sont nombreux à avoir repenser à ses côtés, dans l’espace ouvert de la conversation, de nouvelles formes de récit. Sans oublier ses cénacles silencieux, sous la forme d’essais, avec les disparus : Baudelaire, Rimbaud, Balzac, Flaubert ou Montaigne pour les écrivains, mais aussi Rembrandt, Matisse, Rothko, Giacometti et Delacroix du côté de la peinture. Pour Butor, la critique est un acte créateur mais aussi un rapport au langage insaisissable, fuyant, et en cela toujours nécessaire et à recommencer. Tutoyer ses contemporains et ses illustres prédécesseurs est une manière de s’ancrer dans un paysage, d’y donner du champ, du chant tout autant, promesse d’une écriture fertile car coulée dans les sillons d’une communauté de pensée continuellement active.

S’il est aujourd’hui abondamment commenté pour ses textes romanesques, Butor délaisse très vite pourtant ce genre au profit du poème et de formes plus fragmentées. Là, il trouve ce «Génie du lieu» — du nom d’une série d’ouvrages de promenade littéraire et mémorielle —, une géographie aussi bien qu’une archéologie mouvante, propice aux transformations et aux passages : un nouveau miroir du monde. De ses pérégrinations à travers les livres et les contrées, il recueille les bouts d’un « tissu textuel » et compose patiemment, mais avec une constance effarante, une toile poétique par laquelle la littérature est tricotée dans le quotidien. Son dernier ouvrage publié de son vivant, justement, revisite avec le concours de plusieurs artistes la célèbre Tapisserie de l’Apocalypse conservée au château d’Angers.


L’avenir est une page Avec Ruines d’avenir, Michel Butor pousse plus loin encore l’art du compagnonnage en conviant six plasticiens à réinterpréter avec lui la tenture inspirée de l’Apocalypse de Jean, réalisée à la fin du XIVe siècle à la demande du duc Louis Ier d’Anjou. Tapisserie monumentale, la plus grande conservée et sans doute réalisée au Moyen Âge. Mais aussi tapisserie ruinée, amputée de certaines de ses parties en raison des affres du temps et des aléas de l’histoire, de découpages en restaurations. Cette œuvre grandiose, Michel Butor la découvre à l’âge de vingt ans, à l’occasion d’une exposition partielle au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris. Quelques années plus tard, il se rend à Angers pour la contempler dans sa totalité et retrouver cette émotion qui l’avait alors gagné. Un tel saisissement, d’autres créateurs l’ont également ressenti face aux quelques 104 mètres de long de l’ouvrage : le réalisateur Jean Renoir, le compositeur Olivier Messiaen et aussi Jean Lurçat, peintre et créateur de tapisseries, dont le magistral Chant du monde doit beaucoup à celle d’Angers.

Il faut toutefois atteindre l’année 2013 pour que Butor la redécouvre et se décide à se lancer, à son tour, sur le métier à tisser. Il invite Bernard Alligand, Patricia Erbelding, Bertrand Dorny, Anne Walker, Maxime Godard et Gérard Eppelé à accompagner par l’image un ensemble de ses poèmes dans un livre, format lepollero ou livre frise, tiré à part. Le septième livre, Butor choisit de l’illustrer lui-même par ses collages. Le tout est publié en coffret à seulement quatorze exemplaires par les éditions d’art FMA.


Sept épîtres pour sept poèmes de sept vers de sept syllabes. La symbolique du chiffre est bien connue, et tout spécialement en ce qui concerne le dernier livre du Nouveau Testament. Car c’est par les sept sceaux rompus que sont libérés la bête immonde, les cataclysmes et les fléaux venus signer la fin des temps. Et pourtant, dans une oscillation constante, «l’avenir est en ruines ; des ruines naît l’avenir». Apocalypse : tout à la fois révélation et destruction, comme le veut l’étymologie même du mot. Cette ambivalence essentielle, Butor n’a de cesse d’en sauvegarder la tradition, ramassant dans ses vers épurés les chimères qui grouillent au sein des visions de Jean et qu’a perpétué la tapisserie médiévale. «Les grandes monstruosités, tout est dans saint Jean !», déclarait Céline dans Féerie pour une autre fois. Anges tenant entre leurs mains les coupes où s’engloutiront les hommes et les nations, dragon aux sept gueules couronnées, aigle souverain et taureau annonciateur, chevaux d’enfer, chevaux de guerre et d’apocalypse que montent leurs tristes cavaliers… c’est tout un bestiaire fantastique que Butor somme ici d’apparaître pour mieux le tordre, le déplier. Convoquer pour mieux recommencer. Sur ces ruines imaginales, il bâtit un poème-avenir et son livre-tapisserie. Mais l’apocalypse ne serait qu’ornementation, décoration textuelle en surplis sur le textile, si elle n’allait pas aussi habiller son temps. À l’orée d’un heptasyllabe, surgissent les noms de notre actuelle raison de désespérer : les crises et les conflits, la peur partout, le climat nul part. Un vœu immense gagne alors le poète :

Avec le septième sceau il se fait un grand silence et le ciel est lessivé par un tourbillon d’écume il devient un vaste écran attendant les projections du cinéma prophétique

Que de la page du poème et de l’image, dans une tempête de couleurs chamarrées, advienne un blanc. Non pas une nouvelle césure, mais un espace neuf sur lequel inscrire les chants de demain, des «utopies / pour sauver ce qui se peut». Comme l’implore Paul Chamberland, dans son essai Accueillir la vie nue face à l’extrême qui vient [1], il reste à faire «le pari d’une espérance endeuillée», à faire place à la blessure pour mieux tourner le regard vers demain, sans illusion ni résignation : nu, simplement, comme tout un chacun.


Une telle œuvre, plurielle mais évidemment unique, ne devait pas rester confinée au petit circuit des adeptes. C’est ce qu’ont décidé de concert les éditions Actes Sud et la Ville d’Angers en proposant une reproduction en fac-similé des sept livres d’artistes, accompagnée de commentaires et d’extraits des différentes étapes du travail de création. Une préface très fouillée de Mireille Calle-Gruber, également maître d’œuvre des Œuvres complètes de Butor aux éditions de la Différence (douze volumes à ce jour), ouvre l’ensemble. Si le choix de la présentation des sept livres d’artistes déconcerte à certains endroits, notamment lorsque les exégèses supplantent la reproduction des œuvres, il demeure que ce dernier avatar de Ruines d’avenir restitue de bien élégante façon la genèse de sa création et ses nombreuses ramifications. Ce qui constitue, aussi, une sorte de plaidoyer en faveur des livres d’artistes, une plongée dans ce patient travail de tissage et de face-à-face dont l’âge d’or semble loin derrière nous, tandis que retentit le gong du tout «inter» ou «trans»-disciplinaire. Une manière de créer en partage que Butor a pourtant voulu célébrer tout au long de sa vie d’exilé dans les marges du royaume des lettres. En ces frontières dont il a fait des passages.


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