Cahiers littéraires internationaux Phoenix - Janvier 2011 - n° 1 - Marc Alyn, inédits - entretien de Daniel Leuwers avec Marc Alyn
Les débuts, le déclic initial.
Débute-t-on jamais en poésie ? Et à quel moment cesse-t-on de commencer ?
La question des origines se révèle forcément insoluble en un domaine où tout procède du mouvement, de l’aptitude à la métamorphose, de la remise en cause permanente des valeurs sombres ou claires de la langue simultanément révélées et occultées. J’ai exprimé cela, sur un mode lapidaire, dans Le Silentiaire : « Un poète ne débute pas : il survient, il surgit. Un poème ne finit point : il phréatise à six pieds sous l’oubli.» Bien entendu, nous ne saurions préciser, ni vous, ni moi, ni personne, la nature réelle de ce don de poésie qui nous traverse à la façon d’un fleuve, nous dérobant au passage un cri, une pépite, avant de déferler plus loin pour entraîner les pales d’autres moulins. Dès le ventre maternel, nous prêtons l’oreille aux échos assourdis de la voix humaine dont la sonorité nous bouleverse et, mystérieusement, nous éveille. Peut-être les poètes se recrutent-ils parmi ces rêveurs actifs de la vie prénatale, déjà en proie à la musique du verbe avant même d’en pouvoir saisir la signification ? L’oreille, qui sert de regard aux aveugles, s’accomplit dans l’ouïe-dire, contact privilégié, actif, avec le langage parlé, bientôt relayé par l’écrit. Pour ma part, je fus un usager précoce de « ce vice impuni, la lecture », avide dès l’enfance d’apprivoiser l’énigme dissimulée sous la couverture des livres encombrant la demeure familiale, mon père étant lui-même un fameux dévoreur d’imprimés, rêvant sa vie au lieu de la gagner, ou plutôt la dilapidant au profit de ses royaumes imaginaires. Pour accéder à l’expression écrite, aux balbutiements du poème, il me faudra atteindre la puberté, l’âge où les mots font l’amour. Je l’ai évoqué ailleurs : « Le surgissement d’un poète (qui se confond avec la découverte de sa propre voix) se révèle indissociable d’une prise de conscience quasi physique de ce phénomène d’affinités électives et de possession intime des vocables, dont la finalité se nomme l’image. » (Mémoires provisoires). Orphée jaillit d’Éros, lui-même frère ennemi de Thanatos. L’explosion lyrique, chez l’adolescent poète, est parallèle à celle du sexe (le Sexe, le Texte) et de son ombre portée – la mort.
Tout jeune, vous éprouvez un désir fou de poésie. Comment cela se manifeste-t-il, dans quel contexte ?
En mon étroite chambre sans porte (on y pénétrait par la fenêtre), à Reims, je brave le froid de l’hiver champenois pour tenter de capturer quelques-unes des étincelles que produit le verbe au contact de la durée – lame sous la meule à affûter – dans l’espoir de loin en loin exaucé d’accéder au point d’incandescence du poème. En ce temps-là, je pose des réponses comme d’autres des questions, soupçonnant le caractère réversible de chaque pensée.
Je lis des poètes morts qui m’enseignent à naître et auxquels je rends souffle un instant – vieux frères des profondeurs.
Lorsque le sommeil me terrasse, je grince des dents, la bouche comblée de mots. Je rêve d’une poésie verticale, toujours en marche et, trop souvent, m’emmêle dans le fil de ma phrase, guetté par quelque nœud coulant invisible et féroce. Il m’apparaît obscurément que le présent n’est que le passé de l’avenir et qu’il convient de bousculer l’ordre des chronologies en vue de tirer parti des ressources infinies du temps. À dix-sept ans, dans une mansarde exiguë de l’avenue de Wagram, à Paris, je poursuis le même combat avec l’ange (la langue) tandis que la pluie roule au-dessus de ma tête sur la vitre d’un vasistas rouillé. Je me suis fait quelques amis chez les poètes ; ils m’ouvrent leurs revues, me prêtent des livres, m’encouragent. Ils sont pauvres le plus souvent comme je le suis moi-même et nous nous retrouvons dans les sous-sols de cafés inchangés depuis Apollinaire, à Saint-Michel, à Montparnasse ou du côté du Palais Royal ; ce sont les catacombes où se réfugient les derniers insoumis d’un monde de plus en plus assujetti à la dictature de l’objet-roi et de la déesse Raison, ceux qui n’entrent pas dans le moule déformant. S’ensuit la publication de quelques plaquettes, puis d’un premier recueil, Liberté de voir, et, enfin, du Temps des autres qu’accueille Pierre Seghers et que couronne,
le jour anniversaire de mes vingt ans, le 18 mars 1957, le Prix Max Jacob.
Je passe ainsi, avec la promptitude de l’éclair, de la marge absolue à la notoriété, situation dont je ne profite guère puisque je dois quitter aussitôt la scène – la guerre d’Algérie aidant –, endossant l’uniforme pour un service militaire d’une durée de deux ans et demi : le temps des autres !
De retour à Paris, les lauriers sont coupés et les lampions éteints ; seule subsiste « la réalité rugueuse à étreindre » évoquée par Rimbaud à la fin de sa Saison en enfer. Logé à Aubervilliers dans un immeuble H.L.M. dominant un gris cadastre de rues baptisées par Éluard en personne (son père achetait, lotissait et revendait des terrains à l’est de Paris) de noms de poètes, je mesure l’étendue de ma solitude et tire les rideaux pour polir les poèmes de Délébiles parallèlement à l’édification d’un roman, Le Déplacement. Il ne me déplaît pas trop de repartir ainsi de zéro, allégé de tous bagages, loin des destinées clefs en main.
À compter de Délébiles, ma poésie se transforme, s’épure, gagne en densité aussi bien qu’en transparence, ce qui déconcerte quelques lecteurs.
Parallèlement à ce lent travail de somnambule dans la fumée des gauloises bleues, je rédige articles, préfaces, rapports de lecture pour des éditeurs, adaptations de poésies étrangères ainsi qu’un dictionnaire des auteurs français. L’argent « gagné dans les prairies lyriques » arrive au compte-gouttes et s’évapore aussi sec. Bientôt, Paris me sort par les yeux et je décide de m’évader en direction du Sud « profond », de m’établir à Uzès, loin des cocktails, des coteries et des cocteauricos.
Vous rompez avec la vie littéraire, mais non point avec l’écriture poétique.
Dans un mas délabré situé au large de la cité quelque peu magique d’Uzès, je débarque un beau matin, au terme d’une fuite à travers des paysages qui semblent s’inventer à mesure. Le but de tout voyage n’est-il pas de soigner le temps par l’espace et de se rencontrer ailleurs sous d’autres traits, faute de réussir à se perdre ?
Le lieu, d’un vert sévère, invite à la concentration, au repli vers les cieux du dedans. Tout est maçonné de soleil, barricadé de chaleur, verrouillé de cigales. Peut-on rêver meilleur endroit pour célébrer la Nuit ? « Et nous avons des nuits plus belles que vos jours », affirmait déjà Jean Racine lors de son séjour uzétien.
Effectivement, les astres paraissent ici si proches qu’on peut aisément les confondre avec les fruits pendus aux branches du jardin, bons à cueillir, à croquer, à savourer. Bientôt, le désir me prendra de partir vers l’Orient « frugal et princier » en quête d’autres vergers d’étoiles, de Venise à Babylone.
Nuit majeure et Infini au-delà, recueils initiatiques, cosmiques, annoncent « l’instant fulgurant », la révélation future de Byblos, intuition fondatrice de la trilogie Les Alphabets du Feu ; j’ignore alors qu’il me faudra payer ce haut moment de création de la perte de ma voix au sens symbolique, puis physique du terme. Après Infini au-delà commence en effet ce que Bernard Noël a nommé « la face de silence » : l’envers de la tapisserie verbale révélant rafistolages, mailles perdues, tout l’écheveau étrangleur du fil tors des Parques. Durant une longue période, je lutte pour respirer, pratiquant une désécriture tragique, cisaillant avec rage les barbelés du discours et me livrant à de coupables extrémités à l’égard du sacro-saint langage. À la fin de Nuit majeure, le labyrinthe s’étend et occupe toute la place (Quelque chose de blanchâtre / Lentement chemine à ma rencontre…) ; dans Infini au-delà le poète s’invente « un grand style de silence » afin de «mettre aux fers le chant et le forcer / par un si haut refus à s’aggraver de sens.» C’est le début d’une glaciation extrême sous un soleil impitoyable, dont on trouvera trace dans Douze poèmes de l’été:
L’affreuse ascèse consistait à disperser
au plus sec du désert les moissons et les fruits,
à entasser les grains sur le sable, à laisser
les grappes se corrompre à deux pas de la soif.
Comment en sortir, sinon par le haut ? Parvenu au fond du fleuve, le noyé donne le coup de pied salvateur qui le renvoie vers la surface, l’air, la clarté ! La biographie intérieure d’un artiste est façonnée de chutes successives qui le désintègrent ou le projettent plus avant. Au fond, le personnage secret de mon œuvre est Lazare : deux fois né, deux fois mort, ayant traversé l’épaisseur terrifiante des ténèbres pour ressurgir vivant, de l’autre côté. La découverte des ruines de la cité phénicienne de Byblos, au Liban, m’offrira l’occasion d’une telle renaissance. Soudain, là-bas, il fit très jour et j’aperçus, depuis les terrasses dominant la mer, sur le promontoire des siècles réduits en poudre, la vie et la mort faisant l’amour au bord d’une tombe royale d’où émergeait un alphabet miroitant de scarabées :
Passeur des mots ton crible est une barque semblable à
la barque des morts
Et tu vas à travers la grande nuit de l’encre
Avec ton cœur qui bat dans tous les siècles à la fois.
Le Liban, justement…
Lors de ma première rencontre avec le site archéologique de Byblos, en 1972, un proche prit une photographie où l’on me voyait déambuler parmi les ruines, avec des bras tendus de somnambule, évaluant la texture de l’air, tel un oiseau au bord du ciel. L’envol du somnambule ! Je sais aujourd’hui à quel point ce cliché correspond à une réalité que les mots eussent été impuissants à dépeindre : il fixe le moment du passage à travers une frontière invisible en direction de l’outre-temps, domaine où les forces antagonistes se rejoignent et s’épousent. Suis-je jamais revenu de cette seconde si vaste qu’elle contenait mon existence et celle de nos prédécesseurs de tous les âges, la promesse de l’être après l’été, l’impitoyable candeur du monde, et la tendresse que l’on élève jusqu’à ses lèvres, au petit jour, dans le bol couleur de lait où tremble un reste de nuit ?
Comme en d’autres temps Nerval ou Germain Nouveau, j’étais parti pour l’Orient dans l’espoir d’y retrouver mon Aurélia/Lou/ Nadja aimée, puis perdue dans quelque destinée antérieure à laquelle je n’avais plus accès. Et cette femme, Nohad Salameh, poète et poème, m’attendait en personne, fidèle au rendez-vous, aussitôt identifiée à la Dame protectrice de Byblos.
Nul n’ignore le rôle joué par cette très ancienne cité quant à la formation de l’écriture ; n’a-t-elle pas donné son nom à la Bible et, par extension, au livre ?
Au milieu de ce cimetière de lettres s’acharnant désespérément à renouer leurs jambages sous la terre afin de reconstituer mots, phrases, livres, je reconnus le sourire de l’ange dans l’entrebâillement de la porte d’ombre d’où filtrait une indescriptible clarté. Les trois volumes des Alphabets du Feu sont le fruit de ce choc initial inlassablement médité et traduit en poèmes. Des années plus tard, je retrouverai Nohad à Paris, grâce à un enchaînement de miracles (« Celui qui ne croit pas aux miracles n’est pas réaliste… »), et nous accomplirons ensemble d’autres voyages initiatiques, notamment à Ninive, Babylone («la porte du dieu ») et Bagdad. Dans l’intervalle, la guerre civile avait éclaté au Liban, et Beyrouth, divisée en secteurs ennemis, percée de meurtrières, était devenue un lieu de mort « saignant à la une au fond de l’encre des journaux », comme je l’avais noté dans Le Livre des amants, recueil vécu, écrit et imprimé à la lueur des tirs, durant mes séjours aux côtés de Nohad.
L’amour n’est-il pas le moteur essentiel du poème ?
L’amour, cauchemar de la mort, est le cœur battant du poème, le réservoir de son énergie fabuleuse et le bruit de fond accompagnant sa perpétuelle imminence. « La grande force est le désir », affirme Guillaume Apollinaire, tandis que René Char exalte « le désir demeuré désir » et Saint-John Perse les vaisseaux « étroits » que sont les lits des amants entraînés par le fleuve. Jouissance et souffrance, délire et connaissance, le poème est une petite mort qui dure, l’issue d’un processus alchimique aboutissant à la transmutation en or du couple transfiguré.
Dans Byblos et L’Œil imaginaire, vous évoquez « la promesse de la résurrection des Mots ». Qu’est-ce à dire ?
Dans un lieu tel que Byblos, à ce point lié à la naissance de l’écrit qu’il est impossible de prononcer son nom sans évoquer le Livre, la résurrection des mots n’a rien d’invraisemblable. Les vocables gisent sous le sol, gravés au fronton de monuments ensevelis, alphabet enterré vif qui semble appeler au secours. Le poète n’écrit-il pas sous la dictée des morts, c’est-à-dire en s’appuyant sur la mémoire d’autres textes infiniment répercutés ? Nul besoin de tables tournantes pour donner voix à la « bouche d’ombre » : la poésie est un dialogue incessant entre les œuvres passées, présentes et futures, au cours duquel le temps, créateur de mort, est inversé dans le sens de la vie. Le souffle de l’un passe dans les mots des autres, et les ranime, tel le vent jouant ses cavatines dans la flûte des os. Qui mieux que le poète sait à quel point faire la charité aux fantômes est un placement à long terme ? Lorsque l’Ange sonnera, de sa trompette éclatante, le « debout les morts » mettant fin à la sieste gratuite et obligatoire où le néant voisine avec le « né en » des stèles, peut-être les mots se lèveront-ils eux aussi comme ces animaux de famille conviés à la fête… On peut imaginer un Jugement dernier du langage avec Jean Paulhan (par exemple) dans le rôle de Thot, pesant chaque vocable à ses subtiles balances, lui-même veillé de près par Anubis aux oreilles de chien policier !
« Le poème, prière à l’envers qui ne quémande rien » (L’Œil imaginaire, p. 50). Comment l’entendez-vous ?
À l’origine, le poème était incantation : parole magique destinée à opérer un sortilège.
On a pu comparer le vers à un nœud sonore passé au cou des dieux – pour les enchanter, les capturer et les plier aux volontés de la créature. La prière n’est pas autre chose en son principe : une parole intérieure chuchotée, parfois murmurée en chœur, dont on espère qu’elle sera entendue et exaucée en haut lieu. Mais la formule magique revêt un caractère impérieux, dominateur, totalement étranger à la prière, qui s’humilie devant les Puissances et les Trônes célestes dans l’espoir d’en tirer des avantages immédiats, des grâces. Le poème, quant à lui, ne commande ni ne demande : acte gratuit par excellence, il prodigue à tous ses richesses sans rien exiger en échange. Ne pourrait-on dire qu’il fait l’aumône à Dieu lui-même en sa solitude étoilée ? C’est l’un des sens possibles du poème Le Soliste, dans L’Œil imaginaire:
Mais déjà j’édifiais le poème afin d’y établir ma résidence principale
laissant sur la porte la clef :
que le plus démuni entre ici se chauffer.
Vos peintres…
« Je peins, et ils écrivent », constatait Picasso à propos des poètes, ouvrant, selon son habitude, de vastes perspectives par le biais d’une formulation minimum. Quand le peintre appareille, toute toile dehors, vers le grand large des images, la vibration qui l’anime ne se distingue guère de l’élan intérieur du poète griffonnant les premiers vocables embués de silence du poème encore incertain d’exister. Dans les deux cas, c’est l’homme qui se parle à lui-même au seuil de la grotte primordiale : le dessin s’organise en écriture, un soupçon d’invisible s’incarne dans le trait, la touche, la couleur. « Il m’est impossible, assurait André Breton, de considérer un tableau autrement que comme une fenêtre. » L’atelier de l’artiste aussi bien que le cabinet d’écriture donnent sur l’ailleurs. À quoi rêvent les paysages sinon à se transfigurer en tableaux ? La parole, quant à elle, aspire à s’envoler de la page pour retrouver l’ivresse de l’oralité en attendant de retomber dans le piège tendu par quelque nouveau veilleur à l’affût.
Que vaudrait un artiste qui ne serait pas également un poète ? Et comment imaginer ce dernier totalement dépourvu de l’Œil de proie du voyant ? Hugo dessinait d’un trait de foudre des opéras gothiques, usant d’une encre jaillie des puits artésiens de la nuit. Michel-Ange composait des Rimes dont les vers, taillés à facettes, s’apparentaient au règne minéral. Et j’aurai garde d’oublier ici telle lettre admirable de Rilke à Rodin : « Et il y a autour de mon cœur un silence profond où se dressent vos paroles comme des statues. » Si nous nous refusons désormais à séparer les divers modes d’expression créatrice en genres, écoles ou chapelles, c’est que nous savons depuis le surréalisme que tout résulte d’une source unique. Les Calligrammes d’Apollinaire peuvent être définis comme des dessins réalisés à l’aide de mots, tandis que Michaux invente l’alphabet infernal des métamorphoses et Christian Dotremont le « logogramme » : « J’arrive : rien, je regarde : rien encore, j’insiste : une touffe d’herbe ».
J’aime les peintres qui écoutent passionnément la respiration de l’avenir derrière la porte des couleurs, les architectes de l’informel et les assassins philanthropes laissant partout leurs empreintes. Dans l’échoppe de l’imagier, de l’imaginaire, le monde n’en finit pas de se refaire une beauté entre deux abîmes.
Votre conception de l’image ? Affinités avec le surréalisme ?
C’est par leurs miroirs que les chambres se souviennent des vivants disparus… L’image et la magie constituent les deux faces d’une même monnaie : l’as romain, souvent orné du double visage de Janus et que l’on plaçait comme viatique sur les paupières et les lèvres des voyageurs de l’au-delà. Au sein de l’écriture créatrice – celle qui ne se réduit pas à la relation des faits ou au développement logique de l’idée –, l’image représente l’élément mobile, la surprise éblouissante, le point de jonction du réseau infini des correspondances. « Le poème, précise Bachelard, est essentiellement une aspiration à des images nouvelles ». Sans doute la notion de « stupéfiant image », chère à Aragon et aux surréalistes, a-t-elle fait son temps, remplacée par des « joints » d’un autre type, mais l’on ne saurait renoncer à la liberté grande de l’image sans risquer de tomber, non dans la prose (portée au contraire à des altitudes inouïes par Breton, Gracq, Mandiargues), mais dans un affligeant prosaïsme. Au naturel de l’image on mesure le niveau du poète, sa « surface », le rapport entre sa « base » et son « sommet », pour faire référence à Char. Seule l’image portée au rouge, libérée de toute pesanteur, insurgée, amoureuse, permet de brûler les meubles du savoir.
Votre recueil Le Tireur isolé, qui vient de paraître cet été chez Phi, s’ouvre sur une partie intitulée « L’Aventure initiatique » et se clôt sur « Rosa alchemica ». J’ai envie de vous demander quelle place occupent dans votre création l’initiation et l’alchimie ?
« Quand il eut passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre », est-il dit au seuil du chef-d’œuvre cinématographique de Murnau, Nosferatu. La notion de pont « traversé » (titre d’un recueil de récits de rêves de Paulhan, puis enseigne de la librairie de Marcel Béalu) suppose qu’il existe un point de passage, une sorte de poste-frontière entre l’invisible et le monde des vivants. On y échange des messages, des images, des marchandises interdites payées en monnaie de songe. Les poètes ont ici leurs grandes et petites entrées, ce qu’ils doivent, non à quelque mission prophétique, mais à la disponibilité inventive et ludique de leur sensibilité. « Les poètes, souvent ils devinent », assurait Picasso. Ainsi tombe-t-on par hasard sur une fréquence inconnue en cherchant simplement de la musique sur le cadran du poste de radio. Il existe en poésie une riche généalogie initiatique, depuis les romantiques allemands jusqu’aux surréalistes, les uns liés aux autres grâce au nœud coulant de Nerval, lequel, je l’ai suggéré ailleurs, « écrivait haut et court. » L’inventeur des sommeils, Robert Desnos, se présentait comme « un dormeur debout, un rêveur éveillé, ligoté par les liens du rêve et qui ne peut plus agir dans la vie qu’au risque, éveillé lui-même, de n’avoir plus autour de lui que des somnambules, des aveugles, des muets. » N’est-ce pas là accomplir ce que Hugo nommait « son œuvre de fantôme » ? Qu’il « travaille à devenir voyant », comme le voulait Rimbaud, ou à mériter (Homère, Borges…) le terrible privilège de la cécité, qui éclaire les choses de l’intérieur, toutes les démarches extrêmes du poète vont dans le sens d’un éclatement des limites en vue d’une rencontre avec l’inconnu.
À travers Rimbaud, Mallarmé, Artaud et les autres, l’alchimie du verbe demeure l’élément moteur de la poésie vivante.
La dimension ésotérique, vous avez raison de le souligner, occupe une place plus éclatante dans Le Tireur isolé ; ce n’est certes pas une nouveauté chez moi depuis Nuit majeure, mais peut-être le fil d’or de la quête scintille-t-il désormais au premier plan : fil d’Ariane pour s’échapper du labyrinthe, ou s’y enfoncer sans retour. La poésie ne constitue-t-elle pas en elle-même une initiation ? Le poète, homme réfléchi, tout miroitant d’images, distille inlassablement le langage comme l’alchimiste, « messie des métaux », ses liqueurs philosophales. Il n’ignore point que de grands mystères attendent d’être percés, non seulement dans l’alphabet éclaté des astres, mais aussi, plus près, au cœur d’un grain de blé. Laissant à d’autres la tâche vaine de fabriquer de l’or, il me semble préférable de suivre l’exemple du peintre Yves Klein qui – en compagnie de Dino Buzzati – jetait à la Seine des lingots, des paillettes aurifères afin de restituer au fleuve, enrichi d’arcanes et d’espaces, le « fabuleux métal » issu des profondeurs…
Source : Cahiers littéraires internationaux Phoenix - Janvier 2011 - n° 1 - Marc Alyn, inédits - entretien de Daniel Leuwers
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